On connaît l’histoire, évidemment, du moins ses versions les plus populaires, celles de Disney et de Charles Perrault et celle, plus cruelle, des frères Grimm. Cendrillon essaie la pantoufle de vair (ou de verre, il y a controverse) dont elle sait qu’elle siéra à son petit pied, épouse le prince illico et, de souillon lâchement exploitée, devient future reine du royaume, laissant ses deux demi-sœurs à leur méchanceté et à leur infortune. Mais on connaît moins l’histoire de ces deux-là, pardonnées par Cendrillon chez Perrault, salement et doublement punies chez les frères Grimm. Emilie Blichfeldt a donc pris le parti de raconter l’histoire du point de vue de ces deux figures toujours laissées de côté, un rien ingrates, et renommées pour l’occasion Alma et Elvira.
Et c’est Elvira qui sera l’héroïne de cette relecture singulière du célèbre conte, renvoyant Cendrillon au second plan et à ses chiffons. Décidée à conquérir le cœur du prince Julian malgré la concurrence (d’autres jeunes filles, beaucoup plus jolies qu’elle, se bousculent au portillon), Elvira se voit contrainte par sa mère de subir plusieurs transformations physiques, barbares et douloureuses, pour parvenir à ses fins. Quand sa sœur, en contrepoint, aura tout loisir de s’épanouir à sa façon, puisque tenue à l’écart de toute cette mascarade. Blichfeldt entend ainsi dénoncer (et s’en moquer : le film est gorgé d’humour noir) ces diktats de la beauté, ces injonctions à être parfaite (avant tout pour le prince, neuneu et piètre poète, ou pour un homme riche de préférence) et, surtout, à n’être rien d’autre au regard d’une société à l’hégémonie toute masculine. Et où le moindre signe de sororité se voit empêché puisqu’il s’agit, dans ce monde d’hommes, de pouvoir se distinguer, de l’emporter, de survivre par rapport aux autres jeunes filles.
Dans une atmosphère à la fois lascive et mortifère, atmosphère qui mélangerait Walerian Borowczyk à David Cronenberg et à Sofia Coppola, le film se permet embardées polissonnes et giclées de body horror pour faire état, exacerber aussi cette féminité réduite sans cesse à des postures, à des simulacres. Au seul apprentissage, à la dure, du «Sois belle et tais-toi». Original, stylisé, bénéficiant d’une direction artistique soignée et d’un casting parfait (Lea Myren, saisissante découverte), The ugly stepsister, sensation au festival de Sundance en février dernier, semble annoncer la venue d’une nouvelle réalisatrice à suivre dans l’exploration, le renouveau et l’appropriation des genres, après celles de Coralie Fargeat, Jennifer Kent (à quand un nouveau film après le choc The nightingale ?) et Julia Ducournau.
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